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le pangolin
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8 février 2006

Tanella Boni

    Mots pluriels
    no 8.Octobre 1998.
    http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP898tb1.html
    © Tanella Boni


    Ecritures et savoirs: écrire en Afrique a-t-il un sens?

    Tanella Boni
    Université de Côte de d'Ivoire

    TEXTE PRESENTE AU PREMIER CONGRES DES ECRIVAINS AFRICAINS EN TERRE AFRICAINE
    ASILAH, AOUT 1998

    Du 7 au 10 août 1998, s'est tenu à Asilah,petite ville balnéaire au nord du Maroc, le premier Congrès des écrivains africains en terre africaine. L'écrivain de renom Henri Lopes était le commissaire à l'organisation et plus d'une quarantaine d'écrivains, journalistes, universitaires venant d'Afrique, d'Europe, des Etats-Unis ont pris part aux débats. Le prix de poésie Tchicaya U Tamsi, prix dédié par la ville d'Asilah à la mémoire du poète congolais disparu en 1988, a été décerné cette année à un autre poète congolais, Jean-Baptiste Tati-Loutard, pour l'ensemble de son oeuvre. A l'issue du Congrès, il a été décidé de la création d'une maison de l'écrivain africain à Asilah. ville culturelle qui depuis 1978 organise un festival d'été. Ce congrès a permis la rencontre entre les écrivains africains de toutes les Afriques. Ce fut le lieu d'un dialogue afro-arabe très enrichissant sur le thème : "les écritures africaines et demain".

    1. Petite histoire de l'écrivain africain

    L'écrivain s'est métamorphosé avec le temps. Il avait porté sa toge de combattant pour être un missionnaire sûr de son témoignage. En cours de route, il a perdu toutes ses illusions jusqu'à la dernière. Il ne sait même plus ce que l'histoire et les circonstances ont fait de sa vie.

    Mais était-il là, dès l'origine, au temps de nos ancêtres mythiques ? Qu'est-il devenu aujourd'hui ? Où se cache-t-il ? De temps en temps on en voit quelques-uns se donner en spectacle. Parfois, on se demande si prendre la plume ce n'est pas animer un numéro de cirque qui ne fait plus rire personne. Est-ce, au contraire jouer une scène de tragédie qui puisse émouvoir et faire pleurer ? Mais le public n'existe pas. Est écrivain, aujourd'hui semble-t-il, celui ou celle qui est capable de tenir le coup face au silence sépulcral qui répond à ses mots. Mais comment résister aux multiples assauts des pouvoirs qui surgissent de toutes parts ? Pour avoir droit de cité, il lui faut d'abord franchir le cap difficile de l'édition. Mais à quelles conditions ? Pour rester vivant, il doit user de subterfuges, jouer des rôles qui n'étaient pas les siens au départ. Mais les rôles de l'écrivain sont -ils fixés de toute éternité ?

    Se situant tantôt entre le savant et le politique, tantôt entre le prophète et le marchand, l'écrivain africain cherche sa place. Il ne sait pas qui il est. C'est peut-être mieux ainsi. Porté aux nues par les journalistes qui aident à la fabrication de sa peau, il commence à avoir une place dans la société. Parce qu'il a une très haute idée de lui-même, les choses se gâtent, il abandonne la plume ou l'asservit complètement à quelque cause autre que celle de l'écriture. Il semble avoir eu, dans l'histoire, un passé glorieux. Mais avant sa naissance, l'Afrique avait ses dépositaires de la parole, ses réservoirs de mots vivants. Il devrait apprendre à dialoguer avec ces esprits qui l'empêchent de dormir. Leur parler serait le meilleur moyen de leur prêter longue vie. Eux, en retour, pourraient lui apprendre à raconter des histoires comme pour narguer la réalité qui s'amuse à composer de la fiction. Pour l'éternité...

    2. Parole et savoirs

    Au commencement était la parole. Et les maîtres de la parole n'étaient pas des écrivains. Ils étaient conteurs, devins, guérisseurs, griots, vendeurs de cola ou buveurs de vin de palme. Ils avaient partie liée avec le savoir. Ils transmettaient une vérité certaine ou approximative. Ils étaient des maîtres dans les forêts sacrées ou dans les ateliers d'apprentissage. Ils devaient apprendre à d'autres à être capables d'assimiler un savoir et de pouvoir transmettre à leur tour, le moment venu, après avoir gravi tous les degrés d'initiation. Dans ces conditions, le savoir reste le support de la parole. Il s'acquiert avec l'âge et avec l'expérience. Il ne peut être entendu par n'importe qui, à n'importe quel moment. L'auditeur doit être préparé à en subir les épreuves. Parfois, un moment propice est requis pour délivrer la parole : la nuit par exemple le temps du conte. Et ce temps dédié à la parole contée lui donne plus d'éclat et plus de vérité. On l'attend sans l'attendre vraiment. On se prépare à la recevoir. Une complicité se noue entre le public et le conteur. Celui-ci n'est jamais seul quand il crée. Il parle à un public donné, à tel moment précis. Et ce public l'écoute et l'encourage à continuer dans cette voie qu'il s'est tracée. Car il est un intermédiaire qui cherche le mot juste pour traduire une réalité, l'origine des choses ou des êtres, les maux et les biens qui sont le lot commun des vivants. Un messager que la parole a choisi pour s'exprimer.

    Cette parole initiatique réservée à ceux qui sont aptes à l'entendre a été conceptualisée, comme on le sait, par Platon. On se rappelle ses arguments contre l'écriture dans le Phèdre ou les Lettres (notamment la lettre 7). Le philosophe grec du 5eme siècle avant JC préfère la parole parce que celle-ci peut se défendre. Elle est entendue par ceux qui sont élus pour l'entendre. Car la parole est la source par où se répand le savoir. Mais cette source ne peut se répandre que si elle sait pourquoi elle existe et quelles sont les conditions requises afin qu'elle fasse l'objet d'une diffusion.

    Chez le diseur de vérité dans l'Afrique traditionnelle, deux caractéristiques essentielles méritent d'être soulignées. La parole transmise est la vérité d'un groupe. Ainsi, le diseur de vérité est le dépositaire de cette parole, celui qui la porte et la transporte partout où elle doit se dire. En outre, la manière de dire est tout à fait remarquable. La parole passe de relais en relais afin qu'elle soit protégée, habillée, parée. Elle ne peut, sous peine d'elle profanée, se libérer de ses chaînes et se livrer nue, au premier venu. Cette manière de délivrer (ou enfermer) la parole a dépassé les limites du bois sacré. L'on sait qu'aujourd'hui encore, les chaînes de la parole n'ont pas disparu, en Afrique. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles l'écriture, qui se veut liberté d'expression, a du mal à être reconnue comme telle. Parfois, l'écrivain en arrive à pratiquer l'autocensure non pas parce qu'il a du mal à trouver le mot juste mais bien parce qu'il a intériorisé des manières de dire qui l'empêchent d'aborder certains sujets ou de les traiter selon sa sensibilité propre.

    Mais il n' y a pas que la parole initiatique, celle qui enseigne une vision du monde, des techniques, des sciences, les valeurs, les rudiments de la vie pratique[1]. Une autre forme de parole, individuelle celle-là, ne doit pas être passée sous silence. Elle semble transmettre un savoir dont la source reste inconnue du grand public. Elle fait appel à des puissances qui ne sont pas humaines. Elle peut provenir d'un animal, d'une plante, d'un minéral, d'habitants de la brousse nommés djinn ou portant d'autres noms. Le porte-parole[2] reçoit le savoir ou le savoir-faire de ces êtres non identifiés qui vivent sur notre planète. C'est le cas du chanteur inspiré ou du guérisseur qui soigne des maladies incurables sans être passé par une période initiatique. La parole, ici, est la vérité d'un individu qui échappe au contrôle du groupe et de la société tout entière. Il occupe une place en marge de la société. Il s'y installe et y mène cette vie qu'il promène comme une nécessité quand on l'appelle. Son savoir-faire est utile , on le consulte, il participe à la vie. On le craint parce qu'il n'est pas comme les autres. On respecte son savoir. Etre à part, il est ouvert à l'ensemble de l'univers et capte d'autres langages que le commun des humains ignore. Ainsi naît l'artiste, ce détenteur d'une parole individuelle qu'il n'a jamais apprise. Il l'entend par inspiration, ou par intuition. Il ne sait pas d'où elle vient. Il sait qu'elle est présente et qu'elle le tient, l'empêche de dormir parfois, jusqu'à ce qu'il la délivre. Cela s'appelle création.

    Or, l'écriture, aussi, relève d'un processus de création ou de production du sens. Dans l'Afrique coloniale et après les indépendances, on a vu quelques lettrés prendre la parole et se donner une mission nouvelle : montrer que des valeurs autres que celles du pays colonisateur existent, mener un combat pour la défense et l'illustration de la culture. Ainsi, en Afrique, l'écriture apparaît dans un premier temps comme l'élément fondamental qui donne un sens à des traditions non reconnues par l'autre. Cette quête du sens qui va de pair avec un combat proprement politique, se métamorphose au fil du temps. En fait, l'écrivain n'est pas l'équivalent du diseur de vérité qui instruit et éduque un public donné. Il n'est pas non plus semblable à l'artiste traditionnel, solitaire, utile à la société. Ici, la figure de l'écrivain reste à cerner. Elle a varié dans le temps. Essayons de montrer quelques aspects de cette figure inclassable.

    3. L'écrivain entre le savant et le politique

    En novembre et décembre 1997, Présence Africaine a commémoré à Dakar puis à Paris, ses cinquante ans d'existence. A cette occasion, ceux qui ignoraient encore le rôle de premier plan joué par les écrivains africains ont été convaincus de ce que, dès la première moitié de ce siècle, être "écrivain africain" n'était pas une expression dénuée de sens. Bien au contraire. Il s'agissait de mener un combat à la fois politique et culturel : mettre en valeur un patrimoine culturel et des valeurs non reconnues par l'autre. D'une manière générale, l'écrivain se donnait une mission à accomplir, une mission à la fois individuelle et collective. Individuelle car chacun prenait la plume dans ses domaines de prédilection : théâtre, poésie, conte, roman. Collective car tout se passait comme si une même ambition, un même rêve était partagé dans le même temps par tous ceux qui avaient quelque chose à dire et qui se faisaient le devoir de le dire par la plume. Créer était en soi un devoir et ils le savaient tous, ceux de la négritude comme Césaire ou Senghor, ou ceux qui, en marge de ce mouvement participaient à cette mission collective, comme Bernard Dadié ou Birago Diop.

    Comment comprendre cette mission de l'écrivain dans la première moitié du vingtième siècle, en Afrique ? Il y a eu à cette époque une prise de conscience, chez les intellectuels africains de ce que l'instruction n'était pas une donnée suffisante pour faire évoluer les choses en Afrique. Il ne s'agissait pas d'aller à l'école du colonisateur, d'apprendre sa langue, sa culture et en rester là. Il fallait aller plus loin : utiliser cette langue et ce savoir livresques pour défendre et illustrer des cultures et des savoirs différents. Prendre la plume apparaissait alors comme un chemin privilégié pour la quête d'une identité à montrer. Un chemin de survie. Le seul moyen de parler au colonisateur c'était d'utiliser sa langue pour décrire et mettre en valeur une réalité qu'il avait occultée, niée ou déformée. Les africains qui se faisaient le devoir de prendre la plume savaient qu'il y aurait au moins une poignée de lecteurs qui liraient leurs livres, ceux qui avaient déjà approché l'Afrique autrement que par la politique ou la religion. Ceux qui avaient la curiosité de voyager par la lecture. Or, depuis le 18eme siècle, les frontières de l'Europe s'étaient ouvertes sur des mondes inconnus, le mythe du bon sauvage avait pris corps. L'Afrique elle-même était devenue un mythe, " pacifiée " par les colonisateurs, décrite par les explorateurs : René Caillé, Faidherbe, Savorgnan de Brazza, Stanley, Binger... Il y avait donc dès le début de ce siècle une littérature abondante sur l'Afrique et les Africains, écrite par des non-africains.

    Ce qui est véritablement nouveau c'est cette préoccupation que l'on rencontre chez des " lettrés " instruits à l'école occidentale : prendre la plume pour dire l'Afrique telle qu'elle est, décrire des mondes imaginaires différents qui expriment des cultures différentes. Et l'on sait que les intellectuels africains se sont fait entendre, d'une manière ou d'une autre, par les colonisateurs. En France notamment des intellectuels de renom, des africanistes comme Michel Leiris ou Théodore Monod, des philosophes comme Mounier et Sartre, des romanciers comme Gide, des poètes surréalistes, des artistes comme Picasso, Derain, Vlaminck (au début du siècle) avaient découvert l'Afrique par sa culture et sa pensée. Par leurs prises de position ou leur pratique artistique, ils témoignent de la vitalité et de la fécondité des cultures africaines. Parfois, ils préfacent les écrits. Or qu'est-ce qu'une préface si ce n'est un moyen efficace, une clé permettant de passer par la grande porte ; un permis de se faire entendre, d'exister dans un monde hostile ? Ainsi, l'écriture africaine et nègre en général a pu être éditée dans les anciennes métropoles. Les écrivains avaient conscience d'appartenir à un corps nouveau. Ils étaient l'élite qui avait droit à la parole, qui pouvait dialoguer avec l'autre en utilisant son arme favorite : l'écriture. On comprend alors pourquoi certains ont franchi le pas qui sépare littérature et politique. Il y avait urgence à dire, à rétablir une vérité. Ils l'ont fait. Mais il y avait aussi urgence à agir et ils ont participé à l'action.

    En dehors de la lutte pour l'émancipation des noirs, l'écrivain vient à l'écriture pour exprimer ce malaise d'être " entre les eaux "[3], assis entre deux cultures. S'il a pu apprendre à être savant dans l'une, il regrette d'avoir été arraché à ses racines. " Le monde s'effondre "[4]. L'écriture devient donc ce lieu d'une tension extrême où se joue le drame d'un être en partance vers d'autres mondes qu'il n'a pas choisis. Il emporte dans ses bagages quelques images, quelques bribes de paroles qui ont du mal à se couler dans l'écriture, ce moyen d'expression avec lequel il pratique le corps à corps quotidien. Il a pris conscience, depuis longtemps, de ce que son " aventure est ambiguë "[5].

    Dans un premier temps, il pensait avoir été appelé pour témoigner et voilà qu'il découvre, chemin faisant, que le témoignage est une épreuve à traverser. Dès les indépendances intervenues dans les années soixante, il commence à déchanter. Il se pose la question de savoir si son grand rêve d'émancipation et de liberté n'était qu'une illusion. Les régimes politiques qui gouvernent l'Afrique serviront de réservoir inépuisable pour cette littérature qui cherche sa voie. En effet, la scène politique et toutes les tribulations qui s'y déroulent, restent, jusqu'à ce jour, un thème majeur sur lequel de nombreuses variations ont été écrites parmi lesquelles on retrouvent ces romans " de la rupture ", remarquables par l'utilisation de la langue française : Les soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma ( Paris, Seuil, 1970) et La vie et demie de Sony Labou Tansi (Paris, Seuil, 1979).

    En moins d'un demi siècle, l'écrivain africain est passé de l'assurance d'une mission à accomplir, pour la collectivité, auprès des autres, le colonisateur notamment, à la recherche du sens d'un monde qui devient à ses yeux incompréhensible. Avec le temps, il a changé de visage, il s'est métamorphosé. Il devient insaisissable, plus solitaire que jamais. A un moment donné, il avait pensé pouvoir écrire pour le peuple. Mais le peuple, d'une manière générale, ne lit pas la langue d'écriture. Seuls ceux qui écrivent dans une langue nationale (comme au Congo démocratique ou au Sénégal par exemple) ont quelque chance de trouver un public averti. L'écrivain africain sait-il pour qui il écrit ? Peut-être devrait-il cesser de se poser cette question. Car le texte écrit, même dédié, est une bouteille à la mer. Il peut échouer sur n'importe quelle rive du monde, même " sur l'autre rive "[6] qu'il n'a jamais pensé pouvoir atteindre. De la même manière qu'il lui faut économiser du temps en contournant la question du public, de cette même manière, il doit continuer à écrire, le seul chemin qui fait de lui un écrivain à part entière non pas seulement " un écrivain africain ", car l'adjectif, ici, pourrait se révéler être un piège s'il n'y prend garde. Et les pièges sont nombreux, en la matière. Parfois, ils nous amènent à douter de la vérité de ce métier. Ils nous empêchent de reconnaître l'écrivain authentique parmi une pléiade de marchands de mots fabriqués de toutes pièces par quelque machine infernale qui impose ses lois qui sont celles du marché et son pouvoir dont les arcanes ressemblent étrangement à ceux du pouvoir politique.

4. Les chemins de la survie

    Il n' y a pas d'écrivain sans livre publié. Or, l'un des maux qui minent l'écriture, en Afrique, c'est l'édition et la circulation du livre. Mais publier suffit-il à maintenir l'écriture en vie ? Si l'écriture est un acte solitaire, elle se heurte au moment de sa création et en vue de sa réception par le public, à des impératifs qui peuvent la transformer en un monstre capable de dévorer son auteur. Dans ces conditions, en Afrique bien plus qu'ailleurs, nous sommes tous des docteurs Frankenstein en puissance[7].

    Dans un premier temps, les écrivains africains publiaient leurs livres dans les anciennes métropoles. En France et en Grande-Bretagne, quelques grandes maisons d'édition ont accepté leurs manuscrits. Mais dans le domaine de la publication, Présence Africaine a joué un rôle de premier plan. Elle publiait aussi bien des écrivains anglophones que francophones. D'ailleurs, la Revue utilisait couramment les deux langues. On peut donc dire que dans un premier temps, les écrivains ont pu disposer de quelques tribunes pour s'exprimer, pour s'organiser. C'est à ce moment-là, à la fin des années cinquante que les premiers congrès des écrivains africains se sont organisés, à Paris (Sorbonne, 1956), et à Rome (1959). Autour de Présence Africaine il y avait la Société Africaine de Culture. Là encore l'ambition était noble, les objectifs louables et rassembleurs : défendre et diffuser la culture des peuples noirs sans distinction de continent et de pays. L'Afrique était une avant d'être une mosaïque de peuples et de cultures. Elle s'étendait jusqu'aux Amériques en passant par les Caraïbes. Le Festival des Arts Nègres, organisé à Dakar en 1966, montre à quel point les dispositifs mis en place dans un premier temps avaient pour but la rencontre de la diversité : la littérature n'était pas séparée des arts, elle faisait partie intégrante de la culture. L'artiste ou l'écrivain savait que son discours lui appartenait même s'il avait quelque difficulté à se faire reconnaître. Après Dakar, le deuxième Festival n'a eu lieu qu'en 1977 à Lagos.

    Mais aujourd'hui, on peut se poser la question de savoir si l'écriture appartient vraiment aux Africains. Présence Africaine existe toujours. Après quelques années difficiles, elle semble se porter mieux. En Afrique, quelques maisons d'édition ont vu le jour. Mais la belle aventure unitaire des Nouvelles Editions africaines qui avait commencé en 1972 a pris fin en 1989. Elle a éclaté en trois morceaux à Dakar, à Abidjan et à Lomé[8]. Les écrivains continuent de se battre pour se faire publier. Le discours unitaire semble avoir volé en éclats. On vient de tel pays particulier, car l'Afrique est divisée en mille frontières. Et l'écriture elle-même reconnaît-elle sa parenté avec les autres formes d'arts ? Chacun prêche pour sa propre chapelle, livré à lui-même. Mais le hic, c'est qu'il n'y a même plus de chapelle du tout. Qui croit encore à l'efficacité de l'écriture ?

    C'est dans cette situation de fragilité extrême que quelques bonnes volontés tendent la main aux écrivains venant de " toutes les Afriques ". Des maisons d'édition se sont spécialisées dans la publication de leurs livres qui n'entrent dans le cadre d'aucune collection connue. L'écriture des Afriques se trouve ainsi reléguée dans la marge, soit sur le sol africain par des maisons d'édition filiales des maisons françaises qui ne les diffusent pas du tout, soit dans des réserves ou dans les caves des maisons spécialisées en " écritures noires "[9]. Le combat pour la survie devient un combat individuel pour la conquête d'un marché. C'est ici précisément que notre propre discours peut nous échapper, entrer dans le cadre de grilles préétablies par un éditeur, une idéologie, une volonté politique. En Afrique, si un écrivain fait partie des proies sur lesquelles veille le pouvoir politique en vue d'une récupération à la moindre occasion favorable, il nous appartient d'ouvrir l'oeil sur tous les autres dangers qui nous menacent de mort. A commencer par les désirs des éditeurs et les intérêts des puissances politiques ou économiques qui oeuvrent autant que faire se peut pour la balkanisation des écritures. Mais un éditeur peut acheter une oeuvre qu'il décide de publier, doit-il acheter, aussi la conscience d'un écrivain ? Qui doit décider pour qui nous devons écrire ? Qui doit décider quels sujets nous devons traiter et de quelle manière ? Voilà quelques-uns des pièges, véritables dispositifs, mis en place (par qui, je me le demande ) pour fabriquer des " écrivains africains ", ce qui signifie, en toute rigueur, soit sous-littérature acceptable malgré tout, soit produit de consommation courante, vendable à grande échelle, reconnaissable à la " couleur locale " mais universellement reconnue. Nous prenons part à ce jeu, qui flatte notre volonté de puissance. Mais demain nous attend au détour du chemin où le temps fait la différence entre ce qu'il consomme et ce qu'il fait passer du côté de l'éternité.

    Or nous devons continuer à écrire malgré les adversités qui se multiplient. Nous devons continuer à écrire contre vents et marées. Si, en Afrique bien plus qu'ailleurs, la réalité nous livre une concurrence déloyale parce qu'elle fabrique de la fiction sous nos yeux étonnés, nous avons le devoir de relever le défi en affûtant des armes imprenables. Et il ne nous reste que les mots, d'une langue ou d'une autre, peu importe. Ce sont nos seuls bagages qui nous permettent d'effectuer ce voyage mémorable jusqu'aux rives de demain. Si les mots de la langue sont le lot de tous les utilisateurs de cette langue, il appartient à l'écrivain de la remplir avec son imaginaire plein de mémoire et d'oublis. Seul le mot nous sert de passeport pour ouvrir le chemin. Nous le transformerons en images, nous le forgerons en musiques et en rythmes afin qu'il devienne véritablement le pays dont nous rêvons. Le pays que nous pouvons traverser sans visa. Un véritable univers qui ne tombe pas du ciel, qui advient au jour à force de travail et de persévérance. Seule une nécessité intérieure, peut nous pousser à aller jusqu'au bout.

    Je me souviens de ce conseil mémorable de Henri Lopes, un jour de 1985 dont il ne se souvient plus. J'étais allée le voir à son bureau, à l'UNESCO. A l'époque, je venais de commettre ma première plaquette de poésie. Il m'a dit : " avez-vous lu les Lettres à un jeune poète de Rilke ? ". J'avais lu ce livre, quand j'étais en Khâgne dix ans plus tôt. Mais j'avais dû le ranger quelque part dans une bibliothèque. J'ai racheté le livre et je l'ai relu. Cette année, j'ai rencontré une jeune romancière française qui a dédié son premier roman à Henri Lopes qui lui avait, un de ces jours recommandé la lecture des " Lettres à un jeune poète ". Ces centaines de jeunes auteurs à qui ce livre a pu être conseillé au détour d'une conversation ont appris une chose essentielle. En matière d'écriture, seule compte la " nécessité intérieure "; tout le reste renvoie à la littérature qui flatte notre volonté de puissance, quelle que soit la nationalité d'un auteur.

    Cette nécessité intérieure n'est autre que la manifestation de ce que nous savons et de ce que nous ne savons pas, de la vie, du monde. Ce qui reste incompréhensible quand toutes les sciences ont dit leur vérité, quand toutes les religions nous ont invités à prier. Voilà pourquoi l'écrivain africain ressemble à Mandala Mankunku, le héros du Feu des origines d'Emmanuel Dongala[10]. Il traverse tous les savoirs, depuis celui de ses ancêtres jusqu'à ceux, de pointe, dont il ne pouvait pas soupçonner l'existence. Ainsi, l'écriture portée par cette nécessité peut survivre quels que soient les dispositifs mis en place pour l'enfermer, quels que soient les murs qui l'écoutent, comme dans le cas des récits de Khadidja dans le Cavalier et son ombre.[11] Elle est plus résistante que la réalité parce qu'elle a plus de ressources, plus d'une corde à son arc qui n'est pas seulement un instrument de musique. Elle peut traverser toutes les guerres, à l'instar de ceux qui ont le don de se rendre invisibles. Elles pourrait atteindre la perfection dans l'invisibilité. Car être invisible n'est nullement une tare comme le montre ce récit lumineux de Ben Okri : Astonishing the gods.[12] Oui, étonner tous les dieux de la terre et du ciel, c'est à cette condition que nous serons responsables devant demain.

    Notes

    [1] Comme le montre, entre autres Jack Goody dans Entre l'oralité et l'écriture (The interface between the written and the oral), Cambridge University Press, 1993 ; trad. Française, Paris: PUF, 1994

    [2] Dans ce cas précis, le porte-parole ne transmet pas la parole d'un groupe social. Il est le messager de quelque puissance qui le pousse à aller jusqu'au bout du processus de création.

    [3] Titre d'un roman de VY Mudimbe, Paris: Présence Africaine, 1973

    [4] Titre d'un roman de Chinua Achebe, (No longer at ease) trad.française, Paris: Présence Africaine, 1973

    [5] Titre d'un roman de Cheikh Hamidou Kane, Julliard, Paris, 1961

    [6] Titre d'un roman de Henri Lopes, PARIS: Seuil, 1992

    [7] Le personnage créé au début du siècle dernier par Marie Shelley continue de hanter tous les esprits (cf. Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankestein, les fondements imaginaires de l'éthique Paris: Synthélabo Groupe, 1996

    [8] Aujourd'hui existe à Lomé NEA Togo, en Côte d'Ivoire les Nouvelles Editions Ivoiriennes (NEI) et à Dakar les NEAS (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal).

    [9] Comme nous le disions déjà en 1988 cf Notre Librairie, ndeg. spécial " au-delà du prix Nobel ", article " l'écrivain et le pouvoir "

    [10] Paris: Albin Michel, 1987

    [11] Paris: Stock, 1997

    [12] Traduction française : Etonner les dieux, Christian Bourgois, Paris, 1997

    LIRE EGALEMENT
    Carnet de route de Tanella Boni

    Tanella Boni est écrivain, philosophe et professeur de philosophie à la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Cocody (Côte d'Ivoire). Elle a publié de très nombreux articles érudits et elle se passionne pour la peinture et les Arts plastiques. Son oeuvre littéraire comprend plusieurs romans, des recueils de poésie et des livres pour les enfants.
    Tanella Boni vient de publier un nouveau recueil de poésie (enrichi de trois Encres du peintre Jacques Barthélémy) : Il n'y a pas de parole heureuse. 5 rue du Pont, 87110 Solignac (France): Le bruit des autres, 1997. ISBN 2-909468-52-6.


    Professeur


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